samedi 2 janvier 2010

Cap Horn


Cap Horn (libretto), par Francisco COLOANE

LA VOIX DU VENT

— Même les oiseaux deviennent féroces sur cette terre maudite ! proféra la femme du berger en dégageant la neige accumulée sur le seuil du ranch.
— Encore un mouton aveugle qui lutte contre le vent ? demanda Denis, de l'intérieur.
— C'est le cinquième répondit la femme. Tout va mal dans ce trou perdu !

Cela fait des jours que tu tournes en rond le couteau à la main sans la moindre bête à saigner !

Tu me fais peur quand tu me regardes comme ça, le doigt sur le fil de la lame. Au printemps, ce sont les aigles qui dévorent les agneaux à même les entrailles de la mère ; en été, les mouettes traversent la cordillère pour venir éventrer les oies sauvages, et en hiver voilà ces maudits caranchos qui crèvent les yeux des moutons à coups de bec !Le vent mugissait sur la plaine gelée, soulevant les nuées de neige qui voilaient l'horizon,telle une mer démontée dont les vagues éclateraient au loin en gerbes cendrées.
La petite maison du poste 22 de l'estancia China Creek, en Terre de Feu, faisait songer à un récif isolé au milieu d'un océan poudreux.Lucrecia mit ses mains en visière pour évaluer la distance.
Luttant contre les furieuses bourrasques, un mouton aux yeux crevés avançait péniblement, escorté d'une petite bande de caranchos. Il se déplaçait comme les animaux enivrés par une herbe toxique, s'immobilisant brusquement, puis repartant pour une course brève, les jambes étrangement raidies, comme s'il marchait sur le feu.