mercredi 14 janvier 2015

FRANCISCO COLOANE, QUÊTE INITIATIQUE AU LARGE DU CAP HORN

FRANCISCO COLOANE

En inventant des personnages qui sont des colporteurs d’immensité, des marins brisés par l’adversité, des chasseurs de cachalots perdus dans les brumes, de vieux cabochards agrippés à leurs haubans, des gauchos en vadrouille dans les vastes estancias, des Indiens égarés dans les eaux glacées, des desperados à la trogne cramoisie, des forçats échappés du bagne d’Ushuaia, des chercheurs d’or aux poches éternellement vides, des contrebandiers sans trésor, autant d’êtres qui se débattent au cœur d’une nature encore féerique. «C’est elle qui m’inspire, disait l’auteur de Cap Horn. Dans mes livres, je voudrais retrouver la pulsion sensuelle de l’univers, et surtout de la mer. Il faut savoir penser comme elle. Tout naît d’elle, nous sommes ses enfants. Consciemment ou pas, nous sommes un rejet de ses flots. La qualité de l’homme, on la mesure grâce à la mer.»

Et même lorsqu’il parle de la terre, Coloane garde le pied marin: sous sa plume, les pampas australes et les steppes de Patagonie sont des océans constellés de récifs hostiles entre lesquels des solitaires cherchent leur salut, tandis que les vents mugissent en décornant les cœurs.

Le «Léviatan»

Pour nous permettre de renouer avec l’enchanteur chilien, Phébus vient de rééditer quatre livres au long cours, des récits ouverts sur les vastes mystères du monde. Le Sillage de la baleine, d’abord, que Coloane a écrit en se souvenant de la mort de son père, noyé en haute mer quand il était encore enfant. Son héros, le jeune Pedro Nauto, est lui aussi un orphelin blessé qui découvre trop brutalement le dur métier de vivre: sur l’île de Chiloé, le chant des sirènes ressemble à un requiem… Alors, pour oublier ses tourments, Pedro va s’embarquer sur le Leviatan, un baleinier à bord duquel il écumera l’Antarctique, à la poursuite de sa Moby Dick dans des espaces irréels où il faut louvoyer entre les icebergs, où l’on tue les pingouins à coups de rames pour survivre, où les canons ont remplacé les vieux harpons et où, bien sûr, chaque matelot a une histoire à raconter. On largue les amarres à notre tour en accompagnant le jeune aventurier dans cette odyssée saturée d’embruns, pendant que Coloane burine une prose virile, calleuse, parfois aussi déchiquetée que les rochers du cap Horn.

Au paradis des loutres

Nous ne changeons pas de décor avec Le Dernier Mousse, puisque nous sommes de nouveau au large de la Terre de Feu, à bord du Baquedano, une corvette blanche sur laquelle s’est embarqué un passager clandestin: Alejandro Silva, un diablotin de 15 ans qui finira par être déniché au fond de la soute où il s’est caché, parmi les rats et les cordages. Après une rude semonce, le fugueur sera vite adoubé par l’équipage, trois cents fiers-à-bras tout droit sortis de chez Joseph Conrad. Sa première nuit, Alejandro la passe à trembler sur un hamac, avant d’être réveillé au clairon, tondu, sanglé dans un uniforme de coutil, et affecté au mât de trinquette. La besogne est harassante, et la mer impitoyable: notre moussaillon apprendra à essuyer les pires tempêtes, à décapiter les icebergs à coups de canon, à déjouer les pièges des pirates et, bien sûr, à affronter le redoutable cap Horn, sombre bloc erratique derrière lequel se cache un royaume inconnu, le «Paradis des Loutres».

C’est là, dans le miroitement des banquises argentées, que vivent les Indiens Yaghan: Alejandro sera initié à leurs rites, à leurs cérémonies, à leurs danses sacrales. Le récit vire alors à la chronique ethnographique avec, au bout du périple, cette devise que pourraient revendiquer tous les héros de Coloane: «Nous sommes comme les glaces: la vie nous fait parfois chavirer et nous change de forme.»

Sur le Baquedano, Coloane a lui-même navigué, en 1934, pendant un bref passage dans les rangs de la marine de guerre. Puis la vaillante corvette a rendu l’âme, au bord d’un dock ténébreux de Valparaiso. Mais ses voiles immaculées dansent toujours à l’horizon de nos songes, grâce à ce roman.

Typhons et corsaires

La suite du Dernier Mousse, Coloane l’a imaginée dans Antartida, un roman d’apprentissage où l’on retrouve Alejandro Silva. Après sa découverte du «Paradis des Loutres», il est rentré au bercail mais il s’ennuie ferme, tout en travaillant dans une station radio perdue au bout du monde, sur une falaise flagellée par les vents. Au large, il y a le cap Horn, monstre cyclopéen gavé du sang des naufragés. Et plus loin encore, encalminée dans les neiges éternelles, il y a la mythique et énigmatique «Antartida», une terra incognita où personne n’a jamais osé s’aventurer. Sauf Alejandro qui, en compagnie de trois cabochards de son espèce, poussera son cotre jusqu’à cette Atlantide polaire dont nul ne revient vivant, disent les légendes.

Typhons, corsaires surgis des confins, vaisseaux fantômes croisés comme dans un rêve, concerts de baleines bleues, cadavres d’Indiens congelés dans les glaces, rien ne manque dans ce récit où se mêlent la quête initiatique et la peinture d’un Chili enlisé dans ses superstitions.

Restent les dix-huit nouvelles rassemblées dans Le Golfe des peines, un recueil où l’on rencontre une fois encore les personnages favoris de Coloane, des trimardeurs qui s’escriment à garder le cap dans les frimas, sur de piteux rafiots, pour des aventures au bout desquelles ils empoignent la mort à mains nues en se posant une seule question: «Comment continuer à vivre au milieu de la désolation, sans devenir fou?». Mais il y a aussi, dans ces récits, le Coloane reporter qui évoque les expéditions polaires des années 1930, la construction du premier phare sur la banquise, les grèves de 1921 et leurs atroces fusillades ou les ravages de la tuberculose au Chili.

Quant aux légendes, elles déferlent sous la plume de Coloane, comme dans ses autres livres. Elles l’ont constamment nourri et il les a réinventées dans le tohu-bohu d’une œuvre qui ressemble à une somptueuse gerbe d’encre et d’écume, à une tornade verbale jamais interrompue. Avec cet avertissement, en guise de mode d’emploi: «L’écrivain doit prendre soin de sa phrase comme l’équipage prend soin du pont.»